Chaque jour sans voler est une victoire sur la faiblesse. Chaque jour sans voler est une torture sans nom, mais quel bonheur lorsque le soleil se couche et que, allongé dans le lit nuptial, vous avez l'impression d'avoir accompli une grande action aujourd'hui. Comme si vous étiez un général victorieux après une longue bataille où beaucoup de sang, dont le vôtre, a été versé. Et pourtant, malgré votre bonheur et votre fierté, vous avez mal, si mal que vous vous demandez comment vous supportez encore la douleur.
Et d'autres jours, le vol est là. Un petit objet dérobé par-ci par-là. Jamais rien de grave non plus : une babiole sans importance, parce que Jeremy ne veut plus faire de mal à quiconque, et qu'il sent qu'il n'en a plus besoin pour vivre. C'est faux. S'il ne vole pas, il meurt à petits feux. C'est simplement plus lent et plus douloureux qu'une mort normale, voilà tout. Mais le résultat est le même. Il en devient fou, s'il ne l'était pas, et le poids de sa culpabilité le fait vieillir d'un coup. Il n'y a plus de plaisir possible tant qu'il n'a goûté à celui procuré par le rapt d'un objet qui ne lui appartient pas. Posséder ce qui n'est pas à lui est peut-être ce qui l'attire. Cela explique que lorsque Jeremy entre en possession d'un objet, ce dernier ne l'attire plus du tout. Il ressemble ainsi à un de ces don juan qui rejette les femmes lorsqu'il les a conquis.

Combien d'objets avait-il pris, dans la rue ? Trois ou quatre, pas plus. Insuffisant en relation avec le besoin qu'il ressentait d'en prendre encore plus, mais bien trop quand on pensait qu'il aurait dû arrêter. Un, c'était déjà trop. Jeremy repassa en mémoire les moments où il les avait enlevés. Le premier, une clé, traînait négligemment sur une boîte aux lettres. Son propriétaire ne l'avait pas encore récupéré. Il avait dû l'oublier lorsqu'il avait relevé le courrier. Preuve que Jeremy avait besoin de voler, il s'était emparée de la clé en sachant très bien qu'elle n'ouvrait qu'une boîte aux lettres qu'il n'irait jamais consulter. Seulement, il avait éprouvé le besoin de l'avoir. Ensuite, il s'était emparé du bracelet d'une femme qu'il avait faussement bousculée dans la rue. La pauvre avait failli tomber et était bien contente de se rattraper au bras de Jeremy. Elle n'avait rien remarqué, mais ça n'avait aucune importance, parce que le bracelet lui-même n'avait pas vraiment de valeur. Il devait coûter quelques livres à peine dans un magasin féminin quelconque. Le troisième - le dernier - le mettait plus mal à l'aise. Jeremy l'avait pris à un homme dans la High Street. Cette belle prise était un portefeuille encore en bon état, qui semblait saillir de la poche d'où Jeremy l'avait extrait. En fait, le portefeuille ne dépassait pas du tout, mais il avait reconnu la forme malgré tout. Il ignorait ce qui avait pu pousser cet homme à tant la mettre en évidence, mais il trouvait cela imprudent. Il n'avait pas pu résister à une aussi belle prise. Le portefeuille dans ses mains l'avait d'abord rendu heureux, puis gêné. Jeremy n'avait même pas prêté attention à l'homme à qui il l'avait volé.

Le déjeuner approchait, mais Jeremy n'était pas censé rentrer chez lui. Il avait dit à sa femme qu'il allait travailler, ce qui était un mensonge, puisque c'était son jour de congé. De toute façon, il pouvait se permettre de se balader impunément dans les rues de Camden, puisqu'il connaissait son emploi du temps par cœur et savait que le repas des enfants l'occupait déjà entièrement. S'arrêtant dans un coin calme qu'il savait abandonné, Jeremy fit comme toujours le bilan de cette désagréable matinée. Il se détestait d'être faible au point de vagabonder ainsi dans les rues. Il contempla ses trouvailles du jour d'un air dégoûté. Il se débarrassa de la clé et du bracelet dans une benne à ordure proche, mais lorsqu'il leva les yeux vers le portefeuille, son cœur se serra.
L'objet avait tout l'air d'appartenir à une personne de richesse moyenne. S'il était tombé sur le portefeuille de cet infâme Roy Winter Jr., par exemple, il se serait retrouvé avec un objet d'une qualité extrême et cela lui aurait fait plaisir de se l'approprier. Mais en voyant celui-ci, Jeremy éprouvait du remord. Il l'avait sans doute volé à un brave type qui, comme lui, essayait de vivre normalement. Pour confirmer, il ouvrit le portefeuille pour vérifier l'argent qui y était rangé. Il n'y en avait pas beaucoup : Jeremy ne pouvait pas prétendre qu'avec une somme pareille, il avait besoin de voler pour survivre. Il était persuadé que Winter, quant à lui, devait avoir les poches pleines de billets, pour la simple fierté de pouvoir exhiber une importante somme d'argent si quelqu'un voulait les lui voler. Ce mec dégoûtait Jeremy. S'il avait un jour l'occasion de le voler, il n'aurait aucun remord à le faire : ce ne serait que justice.
Les autres objets que Jeremy trouva dans le portefeuille démentaient un peu la version du brave type comme lui. Mais, se rappelant qu'il n'était pas lui-même irréprochable, il ne voulait pas se permettre de juger trop vide. Il passa en revue la petite réserve de drogue, d'antidépresseurs et de préservatifs en ayant l'impression d'entrer dans la vie privée de quelqu'un. S'il avait déjà des remords à l'idée de voler quelque chose d'important à quelqu'un qui en aurait plus besoin que lui, le contenu lui prouva au moins qu'il n'avait pas intérêt à ramener le portefeuille à la maison. Si sa femme découvrait ce qu'il y avait là-dedans... ou pire, un de ses enfants... c'en était fini de lui.
Remettant tout bien en place, il fouilla pour voir s'il pouvait trouver une indication pouvant lui permettre de retrouver le propriétaire. Jeremy finit par trouver ce qu'il cherchait. Une adresse qui le menait à un appartement au dessus du Dr. Martens Store. Sans tergiverser plus que nécessaire, Jeremy se mit en route. Ce n'était pas très loin de là où il se trouvait.

Jeremy était devant la porte et hésitait à sonner. Il ne savait pas quoi dire exactement à celui qu'il allait trouver là. Tout ce qu'il savait, c'était son nom, Liam James Newin, un homme qui portait le même deuxième prénom que lui. Il avait son adresse et son portefeuille. Mais Jeremy n'avait jamais restitué un objet à quelqu'un. La manœuvre était risquée, puisque cet homme risquait de lui en vouloir. Sa réaction possible effrayait Jeremy qui, pour ne plus penser, se força à appuyer sur la sonnette.
Lorsque, au bout d'un temps lui semblant interminable, l'homme vint ouvrir la porte, Jeremy ne trouva rien d'autre à dire, d'un ton un peu mal à l'aise.
« Désolé, j'ai volé votre portefeuille ce matin. »

Liam avait passé une partie de la journée à se balader. Jour de congé oblige, il faut bien se détendre parfois. Il en avait profité pour se racheter un jeans et faire quelques courses, on vit pas avec de la bière et des clopes.

Cependant, quand plus tard, il avait voulu s'acheter une crèpe, il n'avait plus retrouver son porte feuille... Il avait juré sur le moment, refait le chemin en inverse mais avait laissé tomber. Un porte-feuille, ça se perd et ce qu'il y avait dedans n'étais pas trop couteux... 10£ d'herbe, trois anti-depresseurs, deux capotes et pas plus de 20£ de billets... Bah, c'était juste chiant pour ses papiers administratifs.

Il passa à la banque pour retirer du liquide, histoire de pas être sans le sou, et rentra chez lui. Il se prépara à manger et s'étala dans le canapé devant la télé avec ses crêpes au fromage. Il cuisinait bien, quand il s'en donnait la peine.

Quelques heures plus tard, on vint sonner à la porte.

Il descendit ouvrir et observa le mec, pas mal en passant, sur le pas de sa porte... Il l'écouta et haussa un sourcil. Oh... ah ben finalement, ça l'arrangeait. Il sourit doucement au gars qui semblait mal à l'aise, normal, mais bon...

"-Ah! Merci Mec! Viens, entre que je t'offre un coup pour te remercier"

Il se mit de profil pour le laisser passer. Il n'allait certainement pas incendier le mec. Bon, il l'avait volé, ok, mais en même temps, il était bon joueur, si le mec avait reussi a lui piquer son portefeuille, dans sa poche arrière de jeans, c'est qu'il était doué, et ça, c'était un truc qu'il devait respecter.

Il crut bon de justifier.

"-T'en fais pas, j'attends pas que tu montes pour t'éclater la tronche hein, je veux vraiment te remercier.

Liam, illogique? Non, il avait simplement sa logique à lui, et elle tenait la route dans son esprit. Et puis franchement, le gars avait pas l'air d'être un mauvais bougre, et s'il avait voulut, il aurait pu tout balancer dans une poubelle, mais non, il avait prit sur lui et lui avait rapporté. Et ça, c'était courageux.

Il fallut un peu de temps à Jeremy pour se rappeler qu'un être humain avait besoin de respirer pour vivre : ce furent des tâches noires apparaissant un peu partout sur sa vision qui lui prouvèrent qu'il était en apnée depuis qu'il avait sonné. Cependant, il avait de quoi arrêter de respirer : Jeremy était persuadé de se prendre un coup de la part de Liam, au lieu de quoi il ressemblait avec un jeune homme de son âge environ, loin de l'archétype du camé que Jeremy attendait derrière la porte. Il avait l'air tout à fait correct, ce bonhomme. Ce n'était pas le genre d'homme que sa femme verrait comme un délinquant sans cervelle et versatile - c'était l'opinion qu'Amanda avait de son cher cousin Thomas. Cela déjà déconcertait Jeremy. Mais lorsque Liam l'accueillit en le remerciant, Jeremy crut qu'il était en train de rêver. Il avait l'impression que l'homme croyait avoir perdu son portefeuille et que Jeremy venait le ramener... Mais non, ce n'était pas du tout cela ! Jeremy ne voulait pas être confondu avec un bon samaritain - il ne le méritait pas. S'il avait trouvé le portefeuille, il n'y aurait certainement plus eu quoi que ce soit d'intéressant dedans, et s'il restait quelque chose, Jeremy se serait servi sans remord, sous prétexte que le portefeuille était abandonné. Il n'avait donc pas envie d'être remercié pour sa nature de kleptomane.
« Je crois que vous ne m'avez pas compris, reprit Jeremy de son ton le plus calme possible. Je l'ai volé, pas trouvé. »
C'était stupide de sa part de jouer ainsi. Si Liam avait envie de le remercier, pourquoi ne pas accepter, après tout ? Au lieu de cela, Jeremy semblait attendre des reproches. L'attitude de cet homme étrange le mettait encore plus mal à l'aise, parce qu'il ne comprenait pas comment Liam pouvait le prendre ainsi. À sa place, Jeremy ne savait pas comment il aurait réagi, mais il n'aurait certainement pas fait preuve de temps de bonne humeur. C'était sidérant, mais rassurant. Au moins, il rentrerait chez lui en un morceau ce soir. Il valait mieux.
Heureusement, Liam semblait comprendre qu'une telle invitation avait pris Jeremy au dépourvu. Effectivement, il y avait de quoi se méfier : combien de fois avait-on vu des personnes trop joviales vouloir se venger de personnes qui leur avaient fait du tort ? Et puis, une fois à l'intérieur de chez lui, l'agresseur était toujours plus fort. Mais Jeremy n'y avait même pas pensé. S'il devait être agressé, il pensait que ce devait être sur le champ, par un homme encore sous le coup de la colère qui avait laissé partir son coup sans réfléchir. Il ne s'attendait pas à quelqu'un capable de se réfréner plus longtemps, assez froid pour l'attirer dans un piège et ne laisser aucun témoin. Un bref instant, Jeremy fut refroidi. C'était étrange d'entendre de tels mots de la part de quelqu'un qui vous invitait à boire un coup. Ses sourcils se froncèrent un peu pendant qu'il se demandait s'il devait vraiment accepter l'invitation. Puis il se mit à réfléchir un peu et se rendit compte que Liam n'avançait pas d'arrières pensées en lui signalant ses intentions de paix. Après tout, Jeremy n'avait peut-être pas pensé au pire, mais un autre aurait pu. Liam cherchait uniquement à le rassurer sur ses intentions.
Finalement, Liam n'était peut-être pas si bizarre que cela. Simplement sympathique. Jeremy avait vraiment envie d'accepter son invitation, simplement pour voir. Pour en savoir plus sur un homme qui, après tout, ne lui en voulait pas alors que, légitimement, il aurait dû.

Désormais, Jeremy avait honte de se sentir hésitant alors que Liam était franchement accueillant. Un large sourire se forma sur son visage, désormais détendu. Il se détendit également les muscles, qu'il avait crispés dans l'attente d'un coup qui n'était jamais venu. Cet homme lui plaisait bien. Il leva donc la main pour serrer la sienne :
« Ok, je veux bien, accepta-t-il, soudainement plus à l'aise. Je m'appelle Jeremy. T'as quoi à boire ? »

Liam patienta. L'homme face à lui ne comprenait visiblement pas, tentant de se justifier, reprécisant que c'était bien un vol et non un acte de charité de lui ramener ce qu'il avait trouvé. Le vendeur lui répondit d'un sourire, sans rien ajouter. Qu'est ce qui était juste dans la vie? Qu'est ce qui disait qu'un tel était meilleur qu'un tel par ses actes? Liam n'en avait rien à foutre de tout ça. A ses yeux, ce n'était que de la merde. Il suffisait qu'il se regarde lui même. Psychiatre compétent, mais drogué fini avec le coeur brisé. Qui pouvait lui dire qu'il était pire que l'épicier du coin? Beaucoup de monde, certes, mais il partait du principe que s'il ne faisait de mal à personne, on ne pouvait pas lui faire de reproches. C'était aussi simple que ça.

Il vit progressivement le bienfaiteur de son portefeuille se détendre et lui tendre la main. Il sourit et lui rendit la poignée de main.

"-Liam, mais tu es déjà au courant"Il sourit de nouveau. "-Enchanté Jeremy". A plus d'un niveau, mais il n'allait peut être pas le dire d'emblée, histoire de ne pas le faire fuir. "-Sinon pour boire... Whisky, vodka, coca, rhum, bière, jus d'orange, café, thé... Un peu de tout quoi, ça dépend ce dont tu as envie."

Il le fit passer devant lui pour monter à son appartement... heureusement, c'était pas trop le bordel. Bon, hormis la boite de pilules qui traînait sur la table basse et la télé qui diffusait une série pour filles... Bah, ça animait les après-midi!

Il n'avait pas honte de son intérieur, comme il n'avait pas honte de lui même. Certes, il n'avait pas la vie la plus respectable du coin, mais il était... relativement bien, parce qu'heureux, non, il était totalement rongé par la dépression et la rage. C'est pas pour rien qu'il passait son temps à s'anesthésier. Bon, là, il était relativement clean, donc bon, Jérémy n'avait rien à craindre, malgré ce qu'il avait trouvé dans son portefeuille.

Amical, Liam lui rendait sa poignée de main avant de se présenter, même si, comme il le fit remarquer à fort juste titre, Jeremy était déjà au courant de son nom. C'était une bonne chose, car ça remettait les choses en ordre : Jeremy avait moins l'impression d'être un intrus ou quelque chose dans ce genre. Ça ressemblait bien plus à une rencontre amicale. Et puis, cela donnait à Jeremy une idée des raisons pour lesquelles Liam ne lui en voulait pas : à voir la façon décontractée qu'il avait de parler de vol, on voyait qu'il n'y accordait pas grande importance, voire que ça l'amusait un peu. Ce n'était donc pas le genre d'homme qui se vantait d'être supérieur parce qu'il n'avait pas le même besoin de voler que Jeremy. Il en avait vu souvent, des gens ainsi. Toujours désagréables et bien propres sur eux, à le traiter comme un déchet alors qu'il était un père de famille respectable, quand il ne se livrait pas à ses activités parallèles. Mais Liam ne ressemblait pas non plus à un de ces professionnels sûrs d'eux, à l'accent épouvantable, pour qui la valeur d'un homme se mesurait à ses années de prison. Non, Liam était seulement quelqu'un de différent, un esprit libre qui acceptait que tout le monde ne pouvait pas être parfait, et qui semblait apprécier l'attitude de Jeremy.
« Une bière, alors, ça ira très bien. » répondit Jeremy, très intéressé par la rencontre.
Il suivit son hôte vers son logement, impatient de voir à quoi il ressemblait. Bien sûr, Jeremy était déjà assez curieux de nature : c'était ce qui l'amenait à fouiner un peu partout, et qui avait failli lui coûter sa liberté quelques années plus tôt. S'il n'avait pas eu cette soif de nouveauté, peut-être n'aurait-il pas tenté le vol... et peut-être aussi n'aurait-il pas eu l'idée d'arrêter, juste pour voir ce que ça faisait. C'était stupide de penser qu'il pouvait vraiment arrêter : ce n'était pas simple, de se défaire d'une addiction. Voler lui était aussi indispensable que respirer, et lui faisait aussi mal qu'un membre arraché. C'était un dilemme cruel. Voilà pourquoi Jeremy pensait à autre chose, s'intéressait à d'autres choses. Il s'était déjà fait une idée de l'appartement de Liam : il imaginait un espace assez clair, mais pas trop vide, plutôt bien rangé, mais quelques affaires traîneraient quand même pour y donner un semblant de vie. Il s'imaginait un mélange de meubles modernes et anciens, un mélange peut-être singulier, et de bon goût. Quant aux couleurs, il imaginait des teintes de blanc. Jeremy ne savait pas pourquoi, il trouvait que cette couleur irait bien à Liam aussi. C'était pur et lumineux, mais pas uniquement. Et c'était cette chose indicible sur la couleur blanche qui représentait bien son hôte.
Au moins, Jeremy avait raison sur le rangement : ce n'était pas le désordre total, mais ce n'était pas parfaitement rangé pour autant. Pour le coup, Jeremy avait bien interprété l'étrange nature de Liam, qui était dans l'entre deux. Un peu comme lui, finalement : Jeremy n'était pas un, et ce depuis longtemps. Il n'était jamais totalement une personnalité. Il y avait toujours une part de l'autre. Liam n'était peut-être pas dans un état aussi avancé, pour ce qu'il en savait, mais ce devait être quelque chose comme cela.
La télévision attira l'œil de Jeremy. Elle était allumée et diffusait une de ces fameuses séries qu'un homme digne de ce nom n'oserait pas avouer qu'il regardait. Apparemment, Liam ne prêtait pas grande attention aux diverses conventions qui dirigeaient la masse humaine : laisser tourner un truc pareil quand on reçoit un inconnu, c'était bien la preuve qu'il était très ouvert d'esprit. Oubliant les règles de politesse qui exigeaient de l'invité de ne pas se faire trop envahissant, Jeremy s'assit d'emblée devant la télévision. Heureusement, il ne prit pas la liberté de mettre les pieds sur la table basse, car il aurait déquillé la boîte de médicaments qu'il n'avait toujours pas remarqué. Laissant Liam aller lui chercher sa bière, Jeremy se mit à rire, amusé par la situation :
« Ne me dis pas que tu regardes ça ! Ma femme en est folle. Si ça se trouve, elle est en train de regarder ça en même temps ! »
Ou peut-être pas. Jeremy ne savait pas si elle était encore au travail ou non. Elle avait parfois des horaires particuliers, et si elle travaillait, qui gardait les enfants ? Sans doute sa belle-mère. Jeremy se sentait un peu coupable vis à vis d'eux, mais en même temps, ils adoraient aller chez leur grand-mère. Ils étaient mieux chez elle, à se gaver de gâteaux faits maisons, plutôt que chez eux à manger des biscuits industriels. La femme à l'écran éclata en sanglot de façon très théâtrale. Il fallait croire que les réalisateurs n'avaient jamais vu de femme pleurer, car elle en faisait des tonnes. Pour un peu, Jeremy s'attendait presque à la voir se rouler par terre, comme dans les dessins animés pour enfants. C'était bien cela qu'il reprochait à la série de sa femme : tout était fait pour être mélodramatique à fond, et lui préférait les sentiments plus... discrets. Jeremy était un homme, après tout.
« J'espère que ça ne te dérange pas si je zappe, dit Jeremy, qui avait déjà trouvé et saisi la télécommande. Ce truc, je le supporte déjà mal à la maison. »
Et pendant qu'il appuyait sur les boutons au hasard, son regard sur posa sur la boîte de pilules sur la table. Étrange. Pourquoi Liam aurait-il besoin d'une chose pareille ?

Liam sourit encore en hochant la tête.

"-Va pour une bière"

Il se laissa précéder dans l'escalier, ne se privant aucunement pour mater... Et de bon coeur, il était pas dégueu du tout le Jeremy... Mais il devait revenir à la réalité, c'était plus de son âge, de tomber les mecs et les minettes en claquant des doigts... Même s'il devait avouer que ça lui ferait pas de mal au fond...

Une fois dans l'appartement, il observa Jeremy aller s'asseoir dans le canapé et fut heureux que son invité se soit assez détendu pour cela. Cela ne le dérangeait pas en plus.

La vision de Jeremy de son appart n'était pas si éloignée de la réalité. Les murs étaient blancs, il y avait parfois un poster, un cadre, pour casser le vide. Et des étagères... Beaucoup d'étagères. Les meubles, il y en avait assez peu, et ce n'était pas coordonné, mais ça donnait un ensemble pas trop mal, du moins, le vendeur s'en accommodait à merveille. La seule chose qui dénotait surement, c'était son diplôme de médecine, accroché entre deux étagères, pas loin du canapé... Malgré tout, il n'avait pas pu s'empêcher de l'afficher...

Il récupéra son assiette et alla dans la cuisine. Il mit la vaisselle dans l'évier et s'étira avant de prendre deux bières dans le frigo. Il rit à la remarque de Jerem.

"-Oh tu sais, ça passe le temps! Mais non, j'ai mis ça comme bruit de fond et je me suis vu 7 fois le seigneur des anneaux cette semaine, j'avais envie de changer. Et vu que je bouquinais, autant que ça soit pas trop spirituel."

Comme pour faire preuve de ses paroles, le coffret dvd de la trilogie du seigneur des anneaux traînait sur le meuble télé, accompagné d'autres boîtiers épars et pas rangés. Sur la table basse, il y avait un livre traitant de la bipolarité et sous la table, une pile de livres un peu bancale ou se côtoyait ouvrages de médecine, de mécanique, d'histoire et romans.

Il avait de multiples intérêts, il ne pouvait pas le cacher.

Il revint dans le salon en souriant.

"-Pas de soucis, fais comme chez toi"

Et ce n'était pas dit de façon polie et un peu réservée, comme la courtoisie l'imposait. Non, c'était une déclaration sincère et franche. Il s'assit dans le canapé, a côté de son invité et attrapa son briquet pour décapsuler les deux bières avant de lui tendre la sienne en souriant.

"-Profite, elle est fraîche"

Quelle loi de la physique ou de la métaphysique fait qu'on trouve rarement quelque chose de potable à la télé à cette heure-ci ? En attendant le retour de Liam, Jeremy zappait en essayant de ne pas focaliser son attention sur la boîte. Ce petit objet le dérangeait, comme s'il paraissait dépareillé dans l'appartement. Il avait envie de saisir la boîte et de la jeter à la poubelle, et ce même s'il n'avait pas à faire ça. La seule chose qui retenait Jeremy de faire disparaître la boîte était qu'il ne savait pas à quoi elle servait. Il n'osait pas la regarder, puisqu'il faisait comme s'il ne l'avait pas vue, et ce n'était pas l'idéal pour parvenir à déchiffrer l'étiquette. Il se souvenait avoir vu des antidépresseurs dans le portefeuille, et peut-être en était-ce. Jeremy détestait les antidépresseurs et toutes ces autres cochonneries que les médecins prescrivait sans tenir compte du fait que les médicaments étaient dangereux. Ah ça oui, Jeremy détestait les médecins. Et avait peur des psychologues, qui auraient pu révéler des vérités dérangeantes sur lui. Heureusement, Jeremy n'avait pas encore remarqué les indices indiquant que Liam était psychiatre, sans quoi il se serait brutalement refroidi. Encore que : Liam était loin de la caricature de psychiatre que Jeremy s'était faite dans son esprit. Certes, ses murs étaient blancs et il avait un canapé, mais Jeremy était assis dessus, pas allongé, et Liam ne portait pas de blouse blanche ni grosses lunettes bizarres.
Finalement, Jeremy tomba sur un vieux film qu'il avait déjà vu des milliers de fois, mais qui passait bien. Le son était assez mauvais pour tenir une conversation sans avoir à hausser la voix. Le jeu d'acteurs était ancien et surfait, mais ce côté baroque était presque agréable. Cela valait mieux que ces autres programmes - rediffusions de vieux téléfilms, jeux télévisés aux candidats brailleurs ou encore musique ultra-moderne qui agressait les tympans d'un Jeremy plus traditionaliste. Liam indiqua qu'il n'était pas un accro de la série pour femmes, ce qui rassura le voleur. Il aurait eu du mal avec un homme aux activités trop féminines. Lorsqu'il parla de ces deux autres activités récentes, à savoir le Seigneur des Anneux et la lecture, Jeremy apprécia ses goûts. Voilà quelque chose de plus digne d'un homme ! Et, comme par exemple, Jeremy adorait Tolkien depuis qu'il était adolescent. Bien sûr, il n'était pas fan au point de se déguiser en elfe ou bien de passer son temps à y jouer, mais il savait reconnaître le talent d'un bon auteur lorsqu'il en croisait un. Jeremy n'était pas un grand lecteur par la quantité de livres qu'il attaquait, mais il se savait suffisamment cultivé pour soutenir une conversation.
Jetant un coup d'œil à ceux qui étaient près de lui, puisque Liam devait les avoir consultés récemment, le voleur fut surpris de voir que Liam avait une collection disparate. Il ne voyait pas de liens logiques entre ceux qu'il voyait sur et sous la table, et un peu plus loin dans la pièce. C'était comme entrer dans une bibliothèque miniaturisée avec un échantillon des lectures disponibles. Jeremy en fut amusé. Il tira la pile la plus proche tandis que Liam s'asseyait à côté de lui, comme s'ils se connaissaient depuis plus de dix minutes. Cela ne dérangeait pas Jeremy, qui était à l'aise avec cela. Prenant sa bière, il ne put s'empêcher de rire à la remarque de Liam :
« Ah, parce que d'habitude tu les chauffes ? »
Mais, sans prendre le temps de se rétracter ou même de dire merci, il se mit à boire. Jeremy ne s'était pas rendu compte d'à quel point il avait la gorge sèche - cela lui venait de la tension ressentie pendant qu'il se préparait à recevoir des coups. Liam avait raison : la bière était fraîche, ce qui la rendait encore plus agréable. Un gros bruit se fit entendre dans le film que Jeremy ne regardait déjà plus. Son attention était fixée sur la pile dont désormais, il prenait les ouvrages un à un. Les livres n'avaient pas l'air ancien, ce qui fit conclure à Jeremy que Liam ne les avait pas hérité de quelque grand oncle sénile et détenteur d'une grande bibliothèque. Évidemment, on voyait qu'ils n'étaient pas neufs non plus, ce qui prouvait que Liam les avait bel et bien lus. Impressionné, Jeremy s'arrêta sur un ouvrage de médecine.
« T'as vraiment des goûts bizarres. » Feuilletant un peu le livre, Jeremy resta songeur : il n'y comprenait pas grand chose, peut-être une phrase ou deux, mais il ne voyait pas le rapport avec le reste. Il était incapable de dire de quoi cela parlait : ça aurait très bien pu être du chinois. « Et t'y comprends quelque chose ? s'étonna Jeremy. Je savais pas que j'avais affaire à un intello. »
Reposant le livre, Jeremy s'attaqua aux romans. Là, au moins, cela paraissait plus dans ses cordes. Les titres lui étaient plus familiers. Jeremy reposa la pile et balaya la pièce du regard, s'attendant à trouver un autre indice sur l'étrange personnalité de Liam. Et c'est là qu'il vit le diplôme. Jeremy ne put s'empêcher d'être impressionné. Jeremy ne s'était pas lancé dans les études : il s'était arrêté à la fin du secondaire et n'avait par la suite jamais reçu de diplôme quelconque. Sans être turbulent, Jeremy avait été un adolescent dérangé dont les pensées tournaient autour du vol. Ce n'était pas l'idéal pour se concentrer. Liam n'avait pas eu ce problème. Un peu envieux, Jeremy s'apprêta à le féliciter avant de se taire brusquement. C'était bizarre, cette façon d'afficher ce diplôme. Pourquoi l'aurait-il mis chez lui, accroché sans être vraiment mis en évidence ? Cela lui donnait l'impression d'avoir affaire à un rêve avorté. Pour ne paraître maladroit, Jeremy préféra demander à Liam :
« Tu fais quoi dans la vie, au juste ? »
Sans transition. Ce n'était pas non plus une manœuvre très délicate, mais c'était le mieux qu'il pouvait faire.

Liam se foutait clairement de ce que Jeremy pouvait mettre à la télé, tant que ce n'était pas trop bruyant. Il aimait le calme relatif de son appartement, et même s'il ne supportait pas la solitude, raison pour laquelle la télé fonctionnait tout le temps quand il était présent et seul, il ne tenait pas à ce que l'atmosphère soit trop parasitée par du bruit.

Jeremy avait l'air détendu, et ça faisait plaisir à Liam. Il éclata de rire à la remarque du jeune homme en secouant la tête.

-"Non, mais généralement j'en mets pas au frigo, rien de plus"

Il oubliait, la plupart du temps, en fait... Il ne se prenait pas la tête et vivait heure par heure, donc, prévoir de mettre de la bière au frigo, c'était limite... inconcevable pour lui... il ne savait pas s'il en aurait envie, donc, il ne prévoyait pas, et ainsi, n'encombrait pas le frigo inutilement. Et il faisait pareil avec toute sa vie. Il s'en sortait assez bien dans tous les cas.

Il but une gorgée à sa bière, ne s'offusquant pas que le brun ne le remercie pas, il avait l'air assoiffé après tout. Il étendit son bras et l'appuya sur le dossier du canapé, histoire d'être à l'aise. Il aurait pu toucher Jérémy du bout des doigts, mais il se retint... ça serait louche quand même...

Il remarqua le bruit dans le film, tournant la tête vers l'écran. Il n'aimait vraiment pas les bruits brusques... généralement, c'était la porte de son studio qui voulait, quand il entendait un bruit du genre, donc depuis la fac, il stressait quand il entendait ça... Il but une autre gorgée et reposa son regard sur le voleur. Celui ci semblait fortement curieux et examinait ses livres...

Liam rit doucement quand il se fit dire qu'il avait des goûts étranges.

-"Mais non, je t'assure que c'est intéressant" Il sourit légèrement à la suite et haussa les épaules. "Oh tu sais, une fois que t'as saisi le jargon, ça roule... Et je n'irais pas jusqu'à dire que je suis un intello, non, juste un grand curieux"

Tu parles, avec un QI dépassant gentiment les 140 et les études qu'il avait fait, c'était peu de dire qu'il était intello, mais il était avant tout très modeste sur la question... Parce que de toute façon, il n'avait jamais pu s'en vanter devant qui que ce soit...

Il resta pensif en buvant doucement sa bière, alors que Jérémy continuait à éplucher sa pile de livres. Cela ne le dérangeait pas, il n'avait rien à cacher. Il se contentait de l'observer en coin, et il vit très bien quand son regard passa sur son diplôme... Oh oui, on pouvait dire que c'était un rêve brisé... mais qu'importait? il était en vie...

Jérémy lui demanda ce qu'il faisait dans la vie. Il sourit légèrement en le regardant.

-"Je vends des doc, ici en bas, ça me plait bien... et toi, tu fais quoi de beau?"

Parce que c'est vrai qu'il ne connaissait rien du brun... Il s'étira légèrement et effleura l'épaule du jeune homme sans le vouloir, avant de laisser son bras retomber sur le dossier du canapé. Il était un peu curieux, mais il ne savait pas encore s'il voulait chercher les réponses ou attendre qu'elles viennent à lui.

Liam faisait le modeste avec ses lectures, mais Jeremy n'était pas dupe. Il devait forcément avoir affaire à quelqu'un d'intelligent, parce que lorsqu'il posait les yeux sur n'importe quelle page de ces livres, les mots semblaient avoir perdu toute signification. Mais cela ne faisait que lui rendre Liam plus sympathique encore. Si son hôte s'était vanté de son intelligence, Jeremy se serait senti rabaissé, lui qui avait une culture très limitée et qui n'avait pas eu la possibilité de suivre de longues études. Son travail-même de liftier requérait plus de tact et de savoir-vivre que d'intelligence. Une fois qu'il connaissait par cœur les phrases qu'il fallait sortir aux clients en fonction des circonstances, son métier était entièrement acquis. Oh, parfois, il y en avait bien un ou deux, généralement des femmes, qui lui adressaient un petit mot, principalement parce qu'elles devaient le trouver mignon, mais ce n'était jamais une vraie conversation. Personne, au fond, n'avait envie de le connaître. Il y avait de quoi se sentir continuellement rabaissé par les autres.
Mais Liam, lui, constituait un mystère. Au vu de ses lectures et de son diplôme, Liam aurait pu se comporter comme tous les clients des hôtels où il travaillait. Au moins, lui avait de quoi se vanter, pas comme ces micro-célébrités qui le prenaient de haut parce que quelques adolescents en manque d'amour les avaient reconnues dans la rue. Mais non, Liam était modeste, tout comme son métier. Jeremy sut immédiatement que Liam ne lui mentait pas. Ce léger sourire qu'il reconnaissait dans sa voix cachait beaucoup de choses, des événements et des idées qu'il ne pouvait pas comprendre de son point de vue extérieur, mais qui avaient très certainement façonné la vie de son hôte. Et puis, il avait l'air vraiment heureux de faire ce travail. Liam semblait avoir trouvé l'équilibre parfait entre son intelligence et sa vie quotidienne. S'il n'y avait eu ces cachets, Jeremy aurait considéré que Liam était non seulement heureux, mais également un modèle d'équilibre. Mais peut-être n'était-ce pas exactement le cas. Il y avait quelque chose toujours caché.
« Je vois, répondit Jeremy, comme s'il avait saisi toutes les subtilités de son langage. Moi, je suis liftier. Tu sais, le gars dans les ascenseurs... ? Métier qui ne sert absolument à rien, si ce n'est à donner du standing à son établissement. Je dis ça, mais en même temps, c'est ça qui me fait vivre, je ne peux pas me plaindre... »
Jeremy laissa sans le vouloir sa phrase en suspension. Il n'avait pas expressément envie d'avouer qu'il avait longtemps compté sur son activité de voleur pour s'en sortir dans la vie. Et, pire encore, il ne pouvait pas avouer qu'il en était complètement dépendant, au point qu'il avait envie d'emporter quelque chose dans cette pièce, juste pour le plaisir de prendre sans autorisation. Jeremy aurait voulu lui parler de ses bonnes résolutions, pour montrer qu'il voulait être quelqu'un de bien. Peine perdue : comment en parler alors qu'il ne les respectait même pas ? Pourtant, si quelqu'un pouvait entendre parler de tous ces problèmes, c'était bien Liam, puisqu'il n'était apparemment pas jaloux de sa propriété. Mais pas encore. Liam restait encore un inconnu malgré tout.
Liam s'étira à côté de lui, lui rappelant par la même occasion qu'ils étaient très proches l'un de l'autre. Jeremy s'en étonna. D'habitude, il était plutôt renfermé, et il aurait immédiatement remarqué quand quelqu'un était assez proche pour le toucher. Or, il ne s'était même pas méfié. Liam lui inspirait trop confiance. Le voleur se força à reprendre ses esprits. Ce n'était pas convenable. Parce que Liam ne lui avait pas reproché le vol n'était pas une raison pour le prendre pour un ami, comme ça. Certes, Jeremy avait définitivement mis de côté la possibilité que Liam pût être une menace. Mais alors, pourquoi ne pas se méfier de lui ?
« Tu vis seul ? » demanda brusquement Jeremy.
Il ne savait pas pourquoi il avait posé cette question. Peut-être était-ce le fait qu'il s'était rendu compte de leur proximité. Ou bien, c'était le vide dans l'appartement, à peine masqué par la télévision. Jeremy avait l'impression qu'il y manquait quelqu'un, ou quelque chose. La vie n'en était pas absente, non ; seulement, avec sa personnalité, Liam n'était pas fait pour être seul. C'était quelque chose qui ne collait pas avec la vision que Jeremy s'en faisait et qui, encore une fois, lui indiquait que quelque chose clochait ici. Ce n'était pas comme la chape d'un secret épouvantable, mais c'était plutôt... une fausse note. Une touche de peinture mal placée dans un tableau dont l'ensemble était enchanteur, une pointe de tristesse dans ce qui devrait être un chef d'œuvre de joie. Jeremy regrettait d'avoir posé la question. Il se faisait l'effet d'être trop indiscret, même s'il était certain que Liam n'allait pas mal réagir. Mais ce n'était pas sa réaction qui l'inquiétait ; Jeremy s'en voulait à lui-même, parce qu'il se donnait l'impression de ne pas le respecter.
« Je vis avec ma femme et mes deux enfants. Une fille et un garçon. » reprit Jeremy d'un ton rêveur.
Au moins, c'était une partie de sa vie dont il pouvait être fier.

Il haussa un sourcil quand Jeremy lui annonça son boulot. Sans dec'? ça existait vraiment ce genre de job? Autrement que dans les films, bien sur... Apparement oui. Oh, il ne dénigrait aucunement la profession, c'était juste... Stupidement ostentatoire, comme le lui indiqua d'ailleurs l'homme à ses cotés.

-"Oh... Je savais même pas que ça existait toujours... C'est pas trop casse couille?"

Il secoua légèrement la tête et reprit.

-"Oh tu sais, c'est pas parce que ça te fait ton salaire que tu dois aimer ça ou ne pas t'en plaindre... Faut pas toujours être trop reconnaissant je trouve..."

Du moins, c'était ce qu'il pensait... Après tout, il avait bien réussit à se plaindre de son job de psy super bien payé dans une clinique privée, parce que c'était pas la branche du métier qui lui plaisait. Lui, il voulait traiter les cas très graves, pas les dépressions et autres problèmes de couples de gens sans intérêt...

Pour ça, il avait changé depuis qu'il avait tout quitté. Il prenait la vie autrement... Plus simplement...avec moins de prise de tête aussi. Il ne se mettait plus la pression pour un oui ou pour un non, il n'avait pas d'étiquettes à tenir, rien... Juste... vivre. et ça faisait du bien au fond...

Il se sentait bien en compagnie du liftier... Un peu trop bien même... Et puis il était mignon, mais bon, faudrait pas qu'il tombe sous le charme, ce genre de mecs, c'est toujours hétéro... Pourtant, ses doigts étaient à quelques centimètres de son épaule, de son dos... Il aurait pu... mais ça l'aurait surement fait fuir, alors il se tint calme.

La question du brun lui mit un petit coup au coeur... Seul... Désespérément seul... Il hocha légèrement la tête et but une gorgée de bière avant de répondre.

-"Oui... Sauf si tu considères les fantômes du passé comme des colocataires"

Parce que ça, il y en avait quelques uns... Pas que du passé d'ailleurs... Parfois, des ombres terrifiantes venait troubler son calme... Merci la drogue n'est ce pas... A force de prendre n'importe quelle merde coupé à la poudre à lessiver aussi...

Il sentit un léger malaise chez Jeremy, mais n'en fit pas mention. Peut être le jeune homme se sentait il indiscret, ou quelque chose du genre... Ca ne le dérangeait pas ses questions, il n'était pas du genre a s'offusquer, dans tous les cas.

Cependant, sa dernière phrase fit tomber un lourd poids sur les épaules du vendeur. Il ne put empêcher la tristesse de prendre place dans ses yeux... Les enfants... deux... Et une femme, mais ça, il s'en doutait qu'il était hétéro... Mais deux gosses...

-"Les enfants sont des petits miracles quotidiens, tu ne trouves pas?"

Jeremy aimait ses enfants et sa femme, ça s'entendait... et Liam s'en serait réjouit, s'il ne sentait pas l'étau du remord autour de son coeur à la pensée qu'il était père, lui aussi... D'un adorable gosse avec des yeux aussi verts que les siens... En tout cas, il pourrait se dire que les deux autres ne pourraient jamais l'oublier, avec sa copie conforme sous le nez...

Évidemment, Jeremy ne se vantait pas de son travail. Qui pouvait se vanter de faire un travail totalement inutile pour des personnes qui n'en avaient rien à faire de vous, et qui vous employaient parce qu'elles trouvaient valorisant de ne pas faire comme tout le monde. Jeremy ne créait rien, ne faisait rien. Personne ne comprenait qu'il avait un métier, au même titre que ceux qui se déguisent dans les parcs d'attraction ou qui vous proposent de la nourriture dans un magasin : c'est un métier. La plupart des gens avaient du mal à le comprendre, mais, encore une fois, Liam s'en sortait vraiment bien : certes, son métier atypique l'avait un peu étonné, un peu comme s'il avait annoncé qu'en fait, il était transsexuel ; mais Liam ne l'avait pas critiqué sur sa grande inutilité. Encore un bon point.
C'est pourquoi Jeremy ne se rendit pas d'abord compte que sa question était délicate. Il restait perdu dans sa contemplation de l'appartement, perdu dans sa satisfaction d'avoir rencontré quelqu'un d'aussi exceptionnel. Le léger hochement de tête de Liam fut à peine perçu par Jeremy, qui se contenta d'y saisir un signe d'acquiescement des plus banals. Lui aussi, se disait-il, aurait pu hocher la tête de la sorte pour répondre à une question, c'était un automatisme. Jeremy ne réagit donc pas, même lorsqu'il entendit le mot « fantôme ». Pour lui, il était évident que tout le monde avait quelque chose à cacher dans son passé, un élément dérangeant qu'il fallait oublier si l'on voulait passer pour un homme normal. Tout le monde était passé par les mêmes étapes dans la vie : le chagrin d'amour, le poids de la solitude, la mort d'un être cher, le sentiment d'être complètement perdu sans les autres. Tout cela ressemblait d'ailleurs à s'y méprendre à une plaisanterie. Plaisanterie de mauvais goût, dira-t-on, entre deux combattants prêts à monter au front pour y mourir. Mais lorsque Jeremy fut pris d'un certain malaise à avoir posé cette question, les mots prirent tout leur sens. Mais il était trop tard : il avait déjà parlé de sa famille, ce que, à la réflexion, il n'aurait pas dû faire. La suite ressembla à un mauvais film, ceux avec une musique glaçante pour cacher le fait que la scène était d'une niaiserie épouvantable - sauf qu'à la vivre, Jeremy avait plutôt l'impression de s'enfoncer dans la mélasse.
Tout d'abord, c'était presque innocent : une petite phrase de Liam passant par là, presque anodine, à laquelle Jeremy ne put s'empêcher d'acquiescer, subitement fier des deux petits êtres qui venaient de lui. Il les avait vu se développer à partir du moment où ils avaient déformé le ventre de sa femme ; et alors, oui, il avait compris qu'ils avaient accompli un miracle. Liam avait trouvé le mot. Il y avait quelque chose d'incroyable dans le fait d'être parent. La science avait beau expliquer comment se forment les bébés, on ne sait pas comment on fait son bébé, mais il se fait, tout simplement. Peut-être sa femme était-elle plus renseignée sur le sujet, mais elle ne pourrait pas le faire partager. En tant que miracle, c'était de l'indicible. Et, porté par l'émotion, Jeremy se rendit sensible à quelque chose chez Liam - un sentiment qu'il reconnaissait parce qu'il partageait exactement le même.
« Toi aussi, tu es père. »
Et la bulle éclata.

Mais qu'avait-il fait ? Jeremy se maudit dès qu'il sentit que quelque chose clochait. Tout avait été prévisible. Il avait vu cette douleur de Liam, et pourtant, il n'y avait pas prêté attention, préférant se concentrer sur ses propres sentiments. C'était d'un égoïsme. Jeremy avait été heureux de pouvoir parler librement avec quelqu'un qui ne fonctionnait pas selon les mêmes types que la société. Et lui, tout ce qu'il trouvait à faire, c'était de ramener Liam vers des chemins douloureux que Jeremy craignait plus que tout au monde. En fait, Jeremy savait que Liam n'avait plus son enfant ; il devinait presque l'histoire de cet homme qui n'était plus totalement un inconnu.
« J'aurais pas du dire ça. » lança Jeremy d'un ton net.
Mais s'excuser de ses paroles n'aurait servi à rien : il y aurait eu de la sincérité, mais pas de vérité. Ça aurait été inadéquat et inapproprié. Jeremy se redressa tout en gardant la tête baissée vers la table basse, dans une attitude de bossu qui lui donnait un air accablé. S'il voulait arrêter de voler, c'était justement pour éviter une histoire comme celle de Liam. Il ne tenait pas à finir bêtement en prison.
« On peut parler d'autre chose, si tu veux, sauf si tu ne veux pas, c'est comme tu vois. » tenta maladroitement Jeremy pour se sortir de sa situation.
Peut-être y aurait-il un autre sujet important à aborder, mais celui-là, mieux valait le garder bien au chaud pour l'instant.

Jeremy était vraiment quelqu'un de perspicace. Pour mettre le doigt dessus de cette façon là... C'était le premier... Ce serait peut être le seul. Malgré lui, il sourit un peu... Oui, il l'était... Test de paternité et photo à l'appui, il ne pourrait jamais renier son enfant, même s'il ne portait pas son nom, normalement...

Le silence s'étira et le brun s'excusa. Liam haussa les épaules en secouant légèrement la tête.

-"T'as rien dit de mal... Même si la formulation est un peu... faussée... Je suis géniteur, pas père..."

Une simple nuance... mais importante pour l'ancien psychiatre... Il ne serait jamais une figure de père pour cet enfant... Encore moins maintenant qu'il rivalisait avec une éponge sous ecsta... Et puis, il avait fait son choix, c'était fini, il ne reviendrait pas dessus.

Par contre, il n'avait pas envie que Jérémy se sente coupable... alors en le voyant se redresser et se voûter comme s'il portait un poids insoutenable, il glissa doucement sa main dans son dos. Il essayait de se dépêtrer, le vendeur le voyait bien... et il trouvait ça extrêmement gentil qu'il veuille ne pas le laisser trop penser à des choses douloureuses... Il laissa un peu sa main parcourir le dos de l'autre avant de la retirer... Même si ce simple contact lui faisait du bien...

-"Détends toi Jerem', ok? Il y a pas de mal... vraiment... Sincèrement, j'ai pu en parler à personne depuis..."

Il disait pas qu'il voulait en parler, mais il voulait qu'il sente qu'il lui en voulait pas du tout. Il termina sa bière et prit son paquet de cigarettes pour s'en allumer une, qu'il coinça entre ses lèvres.

Liam était finalement très cynique lorsqu'il s'agissait de son enfant. Pour la première fois, Jeremy ne parvint pas à comprendre... comment pouvait-on se dire « géniteur » ? Même lorsqu'on n'avait pas les enfants avec soi, qu'ils étaient loin de nous, il était logique pour Jeremy qu'il était le père. Le géniteur, c'était celui qui avait des enfants, mais qui ne les connaissait pas, qui n'avait que faire d'eux, qui n'éprouvait pas cette douleur à l'idée d'en être séparé. Aucune trace d'enfant en effet dans cet appartement : s'il y avait désordre, c'était un désordre d'adulte, rien à voir avec le joyeux chaos que l'enfant laissait derrière soi comme une preuve de son existence. Non, Liam ne pouvait pas être seulement un géniteur et éprouver des sentiments aussi fort pour son enfant, Jeremy était catégorique. Cependant, il venait de se promettre qu'il ne chercherait pas à trop rentrer dans la vie de Liam, qu'il ne serait pas indiscret. Et parler de cet enfant, c'était bien le pire qu'il puisse faire. En tant que père, Jeremy avait envie de faire quelque chose pour lui, mais quoi ? À part exposer son propre bonheur face à celui qui en était dépourvu, il ne pouvait rien faire. C'était injuste, mais il en allait ainsi. Énervé à cause de son impuissance, Jeremy ne sentit pas tout de suite la main de Liam dans son dos. Étrangement, il ne s'était pas dit qu'elle n'avait rien à y faire : elle était à sa place. Ce fut quand elle partit que Jeremy se mit à s'interroger sur elle. Mais il ne trouvait rien de concluant.
« Tu sais, je pense que tu as tort. J'espère que la vie te montrera que tu as tort. Ça vaut le coup. »
Jeremy s'enfonça alors dans un profond silence. À présent qu'il s'était interdit de parler de ce qui le perturbait, et que Liam était occupé avec sa cigarette, il se sentit plus seul que jamais. Oh, si, peut-être avait-il déjà ressenti une telle solitude, à chaque fois qu'il devait cacher à sa femme sa passion pour le vol. Il avait alors l'impression que personne ne pouvait l'aider. Un jour, quelqu'un le découvrirait. Jeremy pariait sur la police : c'était exactement le genre de choses qu'elle adorait découvrir. Il ne savait pas au juste ce qu'il risquait vraiment. Il avait toujours fait attention à ne pas savoir ce qu'il risquait. Dès qu'on lui parlait des sanctions pour le vol, il s'efforçait de ne pas y prêter attention. D'ailleurs, il ne supportait pas d'entendre parler de vol. Jeremy zappait tous les reportages sur les braquages ou les larcins divers à la télévision, ne lisait jamais les articles associés dans le journal, évitait dans les romans tous les personnages voleurs. À sa femme, il avait prétendu ne pas aimer le crime, et donc évitait aussi tout ce qui parlait de meurtre, de viol ou de guerre. Il était par conséquent très mal informé, à part peut-être en politique, où la corruption le laissait somme toute assez indifférent. S'il avait été plus riche, il aurait peut-être tenté une carrière en politique, d'ailleurs.
Et s'il avait été normal. S'il volait de l'argent, Jeremy aurait eu sa place en politique, d'autant plus qu'il savait très bien se créer une façade lisse et innocente. Mais les objets du quotidien, c'était bien trop vulgaire, absolument pas glamour. Imaginez... le premier ministre, pris en flagrant délit, alors qu'il volait un portefeuille... Non, ça ne se passerait jamais ainsi. Mais le premier ministre, convaincu d'avoir détourné des fonds... Là, oui, vous touchez l'élégance.
En parlant de vol, ou plutôt, en n'en parlant pas, l'appartement de Liam regorgeait d'attirants objets pour un kleptomane : assez petits, assez légers, assez insignifiants, c'était exactement le genre de cible que Jeremy préférait par dessus tout. S'il pouvait tendre la main, ce ne serait pas pour attraper sa bière, mais pour sentir le poids d'un bibelot en plastique qui ne lui appartenait pas. Pourtant, Jeremy avait culpabilisé d'avoir déjà volé aujourd'hui. Liam n'éveillait pas en lui ses accents de voleur. Mais il se montrait trop déstabilisé par ce qu'il se passait. Il ne pouvait rien faire pour Liam, mais ce qu'il pouvait faire reposait sur sa volonté et son courage...
« Si je reste là, je risque de te voler quelque chose. » avoua subitement Jeremy en serrant les dents.
Mais il ne se leva pas, contredisant ses paroles. Il espérait sincèrement que l'autre comprendrait le message de détresse qu'il envoyait.

Il ne répondit rien. Pour lui, le sujet était torché et clos. S'étendre sur son fils ne ferait rien de plus. Enfin si... ça ferait resaigner son coeur anesthésié par la drogue et l'alcool... Et il n'y tenait vraiment pas, c'était assez dur comme ça.

Par contre... L'envie de reglisser sa main dans le dos du jeune homme silencieux le tiraillait réellement... C'était pas sérieux, il était marié, avec deux gosses! Il tira une longue bouffée à sa cigarette et finit par l'écraser. Il termina sa bière avant de se ré-installer correctement dans le canapé, alors que le silence s'étirait, encore et encore... Il y avait maintenant un malaise... ça ne lui plaisait pas, mais il ne savait pas trop comment le briser...

Jéremy finit par reprendre doucement la parole, lui avouant quelque chose d'assez lourd. Oh... Alors notre ami était kleptomane... C'était difficile... et il comprenait mieux l'histoire du portefeuille tiens... mmh... Pourquoi lui avouait-il ça d'un coup? L'envie d'être stoppé? C'était souvent comme ça... Il avait déjà eu le cas d'une jeune fille anorexique qui ne savait plus comment le gérer, alors, elle avait volé dans un magasin pour pouvoir sortir son mal-être...

Il reposa sa main dans le dos du jeune homme... C'était approprié, et il en avait envie... Bref... Il était un peu rouillé comme psy, alors il prit l'approche du nouveau Liam, tout en caressant le tissu du haut du brun.

-"Ce n'est rien... ça te donnera une bonne raison de revenir me voir... Mais je sais que tu peux résister Jérémy... J'ai confiance en toi"

Et il faisait vraiment confiance au bonhomme, sinon il ne serait pas dans son canapé hein. Et il devait avouer que là tout de suite, il ne voulait pas le voir partir... Sans compter que malgré sa phrase, il était toujours assis... Il continua sa caresse, la voulant réconfortante et amicale...

J'ai confiance en toi. Ces quelques petits mots faisaient toute la différence. Si Jeremy avait reçu le même aveu que celui qu'il avait fait, il ne serait pas resté aussi calme. Il se serait empressé de mettre cette personne dehors, en tenant compte un minimum de la politesse, mais il l'aurait fait. Il aurait dû résister à la tentation de ne pas passer au peigne fin les pièces où l'autre se serait trouver. Sans doute le diplôme de Liam n'était-il pas là uniquement pour faire décoration. Il semblait avoir une raison d'être, qui était d'être là, près de Jeremy, et de comprendre ce que les autres n'avaient pas compris.
« Vraiment ? » s'étonna le voleur, incapable de croire à ce qu'il avait entendu.
Jeremy restait sceptique. Il ne savait pas quoi penser de Liam. Il avait élaboré différentes hypothèses à son sujet. La première était qu'il avait affaire à un homme d'une gentillesse exceptionnelle, incapable de se méfier. Mais cette image ne collait pas avec le contenu du portefeuille, qui indiquait que l'on avait affaire à un homme bien plus sombre que cela. La seconde était que Liam était négligeant. Il n'avait pas l'air de tenir à ses affaires, si bien que l'absence de son portefeuille ne l'avait apparemment pas gêné. L'espèce d'ordre personnel qui régnait dans l'appartement confirmait cette hypothèse. Cependant, c'était en contradiction avec le niveau de richesse de son hôte. Les seules personnes que Jeremy avait vues négligeantes étaient de riches millionnaires pour qui dépenser importait plus que de posséder. La troisième hypothèse qu'il avait envisagée lui paraissait étrange, tant elle se distinguait par son altruiste. Liam paraissait disposé à l'aider. La limite de cette aide ne semblait pas clairement établie, puisque Jeremy découvrait à tout instant que les limites qui auraient dues se poser entre eux n'existaient pas. C'était comme de parler à la personne dont on avait exactement besoin. Et qui lui faisait confiance...
« Je ne veux pas trahir ta confiance, tu sais. » avoua lentement Jeremy.
Malgré cet aveu de bonne volonté, il lorgnait ouvertement sur tous les objets présents dans la pièce, en évaluant la valeur, tant monétaire que sentimentale. Il se faisait l'impression d'entrer profondément dans l'intimité de quelqu'un. C'était différent des autres fois. Il pouvait contempler ce qui l'entourait aussi longtemps qu'il le souhaitait, car Liam le laisserait faire. Ce dernier semblait persuadé que Jeremy saurait résister. Et c'était ce que Jeremy demandait, sans le savoir. Il désirait être soumis à cette tentation du vol, une nouvelle fois, mais il attendait de trouver la force d'y résister. Liam lui caressait toujours le dos. Étrange contact, plein d'une réalité condensée. Jeremy n'avait plus besoin de toucher ; il était touché. Tendre la main vers l'objet de son choix aurait été trop difficile, comme si Liam avait engourdi son bras par la seule force de sa confiance. Jeremy ne tint plus. Il se sentait trop familier avec Liam désormais pour oser s'approprier quelque chose qui lui appartenait. Car quelle saveur y avait-il à prendre quelque chose lorsqu'aucun risque ne pèse sur vos épaules ?

« Tu as raison ! » s'exclama brutalement Jeremy, sortant de sa léthargie.
Lorsqu'il regarda à nouveau autour de lui, l'appartement était redevenu normal. Rien n'avait changé, d'ailleurs, si ce n'est le regard qu'il portait sur les choses. Tout était une question de regard. S'il y avait quelque chose qui n'avait pas disparu, cependant, c'était l'impression de connaître Liam. Chaque chose l'y aidait. Ce que Jeremy recherchait dans ce qu'il volait, c'étaient justement ces traces de personnalité qui subsistaient à la surface des choses. C'était ce petit quelque chose qui faisait qu'on sentait qu'une main humaine s'était posée dessus. Chez Liam, ce petit quelque chose qui appartenait à cet homme insouciant et torturé. Chez la marchandise, l'impression d'ôter à un autre le plaisir qu'il aurait dû retirer de cet objet qui avait été créé pour cet utilisateur final et inconnu.
Ce n'était pas le moment de crier victoire. Jeremy avait remporté une bataille contre lui-même, ce qui n'était pas comparable à une totale guérison. Il avait l'intuition d'avoir compris ce qu'il cherchait. Et à présent, il avait commencé à trembler, comme si brusquement la température avait baissé.
« C'est vrai, j'ai besoin de ta confiance. Et de celle des autres, celle qu'ils ne m'accorderont jamais. Mais... explique-moi ce qui m'arrive. Dis-moi ce que je suis exactement. J'ai besoin de ta lumière. De ton expérience. »

Il hocha la tête en souriant doucement, plantant son regard dans celui du brun.

-"Vraiment."

Liam n'était pas du genre à accorder sa confiance à n'importe qui, mais il savait reconnaitre un mec bien d'un type mauvais. Et Jérémy était un type bien, malgré qu'il ai des gros problèmes. Il tentait d'être un bon époux, un père respectable, un employé compétent, malgré une lourde croix à porter, et ça, c'était courageux. Il tentait chaque jour d'être un homme meilleur, même si parfois, il faisait des rechutes dans son obsession, il se battait contre, et tout ce dont il avait besoin, c'était de confiance, en lui, mais aussi venant des autres...

Le brun lui dit doucement qu'il ne voulait pas trahir sa confiance. Il comprenait, mais c'était quelque chose de différent selon lui. Il se pencha un peu vers lui pour le lui expliquer.

-"Tu ne peux pas trahir ma confiance. Parce que avoir confiance en quelqu'un, pour moi, c'est aussi accepter sa nature profondément humaine et le fait qu'une erreur, ça peut arriver. J'ai confiance en tes actes, mais aussi en ta capacité de remise en question et ta nature profondément bonne, alors même si tu fais une erreur, tu ne me trahiras pas. Mais il n'en change que je sais que tu peux sans souci résister."

Il lui expliquait simplement qu'il ne pourrait pas le blesser s'il faisait une bêtise et que Liam n serait pas celui qui le crucifierait. Rien de plus. Il n'avait pas rompu le contact, et voyait bien que son invité faisait des efforts. Il fallait avouer que son diplôme n'était pas qu'un bout de papiers, c'était aussi sa vocation profonde d'aider les gens... et il y arrivait bien mieux que de s'aider lui même... Parce que lui il ne voulait pas s'en sortir...

Il continuait sa caresse en se perdant un peu dans ses pensées, ce qui eut pour effet de le faire sursauter violemment quand le kleptomane s'exclama...  C'était chouette de le reconnaitre, mais le coeur du pauvre bougre palpitait la tout de suite... Il avait pas la conscience tranquille, il le savait et tentait de s'économiser ce genre de "peur"... Mais au moins, le jeune homme reprenait confiance en lui, et ça, c'était un très bon point...

Par contre, quand il sentit le brun trembler et lui demander de l'aide, il se sentit un peu coincer... Il passa son bras autour de ses épaules et avala sa salive avant de commencer doucement.

-"Tu sais... Je suis pas sûr d'être... le mieux placé... Pour t'éclairer vraiment... T'apporter tout mon soutien, oui, te faire confiance, oui... Et je suis surement pas le seul qui te fait confiance... Et t'es juste un mec bien qui a un problème... un peu comparable à une rotule qui se déboite ou un oeil qui part en couille, ça t'handicape, ça t'obsède et ça te quitte jamais... Sauf que toi, personne peut le voir... et personne ne veut comprendre que t'y es pour rien... et que tout ce dont t'as besoin, c'est de quelqu'un qui te dit que c'est pas grave, que t'es pas un monstre et que t'as la force de t'en sortir... et t'as cette force Jérémy, t'es quelqu'un de courageux, bien plus que moi..."

Il trouvait important de le signaler, que lui même n'était pas courageux... Oh que non... Il était lâche... terriblement lâche...

Il ne fallait pas avoir honte de demander de l'aide. Cela pouvait arriver à tout le monde, à tout instant de sa vie. Quand on était petit, c'était pour attraper le paquet de bonbons sur la table de la cuisine. Plus grand, c'était pour monter un meuble, trouver un article dans le magasin ou bien pour obtenir un conseil. Alors, pourquoi pas demander un avis de spécialiste ? Jeremy avait compris que cela ne l'engageait à rien, pas même à agir comme un être trop dominateur aurait voulu qu'il fasse en profitant de sa faiblesse. Non, tout ce qu'il risquait, c'était de ne rien changer aux choses, et de trop se confier. Risque que Jeremy était prêt à prendre, car il lui semblait que Liam était la personne toute désignée. En quelques minutes, il avait réussi à trouver une oreille attentive chez cet étrange jeune homme qui disait les paroles les plus sensées qu'il lui eut été offert d'entendre. Si quelqu'un lui avait parlé ainsi, peut-être Jeremy aurait-il évité le pire. Il ne ressentait aucune pression pour qu'il soit l'homme le plus parfait du monde. Liam n'attendait rien de lui, ni qu'il soit un bon père ni un homme droit. Jeremy aurait pu être le pire monstre du monde qu'il aurait compris que c'était sa manière de le renvoyer à toute sa part d'humanité.
Mais justement. C'était lui, Jeremy, qui en attendait trop de Liam. Il ne s'en rendit pas compte tout de suite. La modestie de son interlocuteur lui plaisait beaucoup et le mettait en confiance - et c'était justement pour cette raison qu'il s'était confié à lui. Parce qu'il avait beau qu'il n'était pas le mieux placé, et que ce qu'il disait n'était peut-être pas la solution miracle, il était tombé juste, une fois de plus. Il suffisait parfois de dire des choses toutes simples pour résoudre un problème, car on ne pensait jamais aux évidences. Personne ne s'était jamais demandé pourquoi il volait, et s'il aimait ce qu'il faisait. Même son propre cousin s'était montré très indifférent à ce sujet, ne voyant que les potentiels atouts qu'il pouvait tirer en aidant Jeremy à éviter la prison. C'était normal, il était trop intéressé, trop doué en affaires. Si Jeremy en avait parlé à sa femme, elle aurait peut-être pu comprendre. Mais il hésitait encore trop à le faire, car il avait peur. Peur de cette même réaction que Liam décrivait avec justesse. Elle l'aurait considéré comme un monstre, elle l'aurait peut-être rejeté, même si cela devait faire du mal aux enfants, car rien ne comptait plus à ses yeux que leur sécurité et leur bien-être. Un père voleur visant sous la menace de la prison et de la récidive n'était pas ce qu'elle voulait pour les petits. Jeremy partageait cette envie - mais il était le problème.
« Je ne suis pas un monstre, c'est vrai, admit-il. C'est vrai, ce que j'ai fait, c'est mal, mais au moins, je n'ai tué ou blessé personne. Je n'ai fait qu'un mal mental... c'est pire, en un sens. Mais pas le pire de ce qui peut se faire. »
Car s'il avait fait du mal aux autres en leur prenant ce qu'ils chérissaient, cette blessure était douce. Se faire agresser dans la rue était bien plus traumatisant, et se faire agresser dans sa maison ruinait tout sentiment de sécurité. Quant au viol ou au meurtre, n'en parlons pas, cela révulsait Jeremy. C'est vrai, il ne pouvait justifier ou minimiser les conséquences de ce qu'il avait fait. Mais la première étape vers la guérison, n'était-ce pas de se pardonner à soi-même de s'être montré aussi odieux envers les autres ?
« J'ai compris. » finit par dire Jeremy avec un petit sourire.
Il était sur le bon chemin. C'est peut-être pour cette raison qu'il remarqua enfin qu'il devait faire quelque chose pour Liam à son tour. Jeremy était désormais assez lucide pour voir que son ami - oui, il pouvait l'appeler ainsi, désormais - souffrait. Et que, comme lui, il avait des choses à se reprocher. Mais comment faisait-il pour avoir un discours aussi vrai, tout en étant incapable de se l'appliquer à lui-même ? C'était un bien cruel paradoxe qui frappait Liam.
« Viens par là. » dit Jeremy en étreignant brièvement mais sincèrement Liam.
Tout simplement parce qu'il était incapable de le remercier avec des mots, et qu'il savait que l'autre n'était pas du genre à se vanter de ce qu'il avait fait. Jeremy était convaincu que Liam ignorait totalement la valeur de ce qu'il avait fait. Il planta donc ses yeux d'un air déterminé dans ceux de Liam. Ainsi, son hôte ne pourrait pas détourner le regard sans montrer sa lâcheté - mais Jeremy lui laissait la possibilité de le faire. De toute façon, qu'importe ce que Liam pensait de lui-même : le voleur n'y croyait pas.
« Je ne sais pas quel est ton problème au juste, mais ce que je peux te dire, c'est qu'en fait, c'est juste pareil que moi. Si t'avais fait quelque chose de vraiment grave, tu serais pas capable de dire des choses pareilles. Je t'assure, tu dis vrai, et ce que j'aimerais bien, c'est que tu y crois aussi. Pour toi-même. Tu peux faire ça pour moi ? »

Liam était content. Vraiment content. Aider quelqu'un, c'était quelque chose d'un peu magique pour lui. Pas qu'il n'en soit pas capable ou qu'il doute de ses capacités en tant que médecin, c'était même pas la question, et puis, il pratiquait plus, mais ça le ramenait à ce qu'il y avait de bon en lui... Qu'il n'effleurait pas bien souvent, mais surtout, qui avait une colocation avec quelque chose de bien plus noir... Oh Non, le drogué n'était pas un ange, très loin de là. Il avait un bon côté, mais le fond était beaucoup plus nuancé que ce que l'on pourrait croire.

Pourtant, il se réjouissait sincèrement d'avoir pu un peu apaiser le tourment d'un homme qu'il connaissait à peine. Un élan de bienveillance surement... Enfin, fallait avouer aussi qu'il bavait dessus depuis tout à l'heure... Et la proximité, ça l'aidait pas... Bon, il savait se tenir, il était pas bourré, pas défoncé, donc, ça allait, mais il n'en change qu'il aurait bien coincé le liftier sous lui dans ce canapé... C'était pas catholique de penser à tout ça... Nan... Mais ça coutait rien de rêver...

Il comprit pas trop le comment du pourquoi, mais il se retrouva contre Jérémy... ce fut bref, mais un long frisson courut le long de sa colonne vertébrale... Rhalala, faudrait pas être célibataire hein...

Le brun planta son regard dans le sien. Mouais, il pouvait pas arrêter de le tenter? Apparement pas... Il soutint son regard en l'écoutant. Il sourit en coin. Faire quelque chose pour lui hein... Hum...

-"La différence principale entre nous, c'est que toi, tu veux t'améliorer, t'en sortir, moi pas... Et pas seulement parce que je suis profondément dépressif, mais tenter de me ranger, ça m'a jamais apporté que des merdes... et du malheur... alors maintenant, j'préfère vivre comme ça... Et le problème, c'est pas ce que j'ai fais, mais ce que je suis. Tu peux penser que j'suis un mec bien, t'auras pas foncièrement tort, mais j'suis pas une oie blanche pour la cause. Et franchement, un mec bien et droit, ça ferait pas ça."

Il attrapa doucement sa nuque et posa ses lèvres sur les siennes, brièvement, le temps d'y goûter. Il prenait le risque de le faire fuir et de se faire jeter, mais il avait pour mantra de vivre dans l'instant. Et l'instant lui avait dicté ça. Il rompit le contact et lacha sa nuque, reculant légèrement en se mordillant la lèvre.

-"Je ne m'excuserais pas, parce que j'en avais trop envie..."

C'était classe ça... Embrasser un mec marié, donc, surement hétéro... un gars qui tentait de l'aider... Il méritait une médaille pour sa connerie du jour la.

C'était triste que Liam n'ait pas envie de s'en sortir. S'en sortir de quoi, Jeremy l'ignorait. Il n'avait pas l'intention de pousser Liam à se ranger ; il voulait juste le voir plus heureux qu'il ne l'était à présent, parce qu'entre toutes les personnes de la Terre, il était peut-être celui qui le méritait le mieux. Sa situation était vraiment trop injuste. Mais que pouvait faire Jeremy, si Liam n'en avait pas envie ?
En fait, Liam avait d'autres envies en tête. En l'espace d'un instant, leurs lèvres se rencontrèrent ; puis le contact fut brisé, comme cela, en un instant, quand Liam s'éloigna. Il avait certes prévenu le voleur que ce qu'il comptait n'était pas bien, mais ce n'était pas pour autant que Jeremy s'était attendu. Il était surpris, et c'était pour cela qu'il oubliait qu'il était censé protester, lui, le bon mari, qui n'avait jamais regardé d'hommes, et qui était fidèle à sa femme. D'ailleurs, ce simple baiser pouvait-il vraiment la tromper, alors qu'il ne l'avait pas voulu, qu'il était venu à lui de façon si naturelle que Jeremy ne s'en offusquait pas ? C'était comme si, à un moment ou à autre, Liam devait l'embrasser. Comme si c'était prévu au scénario depuis le départ - sauf que lui ne savait pas quel rôle il était censé jouer. Figurant dans cette scène, il ne savait plus que penser.
Liam était satisfait de l'avoir embrasser. Jeremy n'avait pas pensé qu'il pouvait avoir affaire à un bisexuel - parce qu'il était père, lui aussi, il n'avait pas envisagé cette possibilité. Mais en fait, c'était évident. C'était cela qui lui avait conféré cette sensibilité, cette oreille attentive dont il avait besoin. Aucun hétérosexuel pur et dur n'aurait pu lui venir en aide comme l'avait fait Liam. L'évidence, c'était ça. C'est pourquoi, quand Liam lui dit qu'il ne s'excuserait pas, Jeremy haussa les épaules.
« T'as pas à t'excuser. C'est pas comme si tu ne m'avais pas prévenu. Je t'assure. »
Même si les sentiments de Jeremy étaient plus brouillés qu'il ne l'avait prévu. Bien sûr, il ressentait de la gêne, parce qu'il n'avait encore jamais été embrassé par un homme et que c'était un domaine qui lui avait toujours paru un peu obscur. Y faire une plongée de la sorte, dans ce moment si étrange, lui faisait peur. Il devait ressembler à une de ses jeunes filles naïves qui découvrent l'amour pour la première fois : c'était de l'inédit. Cependant, Jeremy se rendait bien compte qu'il n'était pas en colère contre Liam, qu'il ne se sentait dégoûté ou humilié comme le seraient les extrémistes. En fait, ce n'était pas forcément très différent que s'il s'agissait d'une femme. Pas tout à fait pareil non plus. Mais c'était un être humain, avec sa douceur et sa réserve, et c'était cette idée qui s'imposait le plus à lui. Ça avait d'ailleurs été trop court pour qu'il s'en fasse une idée précise.
Souriant doucement à Liam, Jeremy continua dans sa lancée :
« Ça ne me dérange pas. Tu m'as pris par surprise, mais bon... je ne vois pas en quoi ça ferait que tu ne pourrais pas être quelqu'un de bien. Parce que les gens biens sont censés ne pas avoir de sentiments ? Parce qu'ils sont censés devoir les contenir en eux sans rien laisser transparaître de ce qu'ils pensent, comme les pires cathos ? Non, t'es juste honnête, Liam. Profondément honnête. C'est comme ça que je le prends. »
De toute façon, il était impossible pour Jeremy d'en vouloir à Liam. Il ne le connaissait depuis même pas une heure, et déjà, il lui faisait entièrement confiance. Il était prêt à passer sur les pires travers de sa personnalité, alors pourquoi n'accepterait-il pas son attirance, qui n'avait rien de mauvais, après tout ? Cela, Jeremy n'aurait pas pu l'accepter de la part d'un autre. Cependant, aucun autre n'avait eu connaissance de sa nature cachée. Ce fait bouleversait toutes les règles du jeu. Comment en vouloir à quelqu'un qui perçait son âme à jour ?
« Écoute, rajouta Jeremy. Je ne veux surtout pas que tu prennes mal ma réaction, d'accord ? Et surtout, que tu ne penses pas que c'est pour de mauvaises raisons. Je dirais même que si ça ne venait pas de toi, je l'aurais mal pris. Mais... je suis désolé. Sincèrement. »
Parler était vraiment difficile. Il se sentait vraiment coupable de se comporter de la sorte avec Liam. C'était certes la seule solution qu'il envisageait, mais elle était cruelle avec lui. Jeremy se faisait l'effet d'un monstre, ou d'un ingrat, alors même qu'il savait qu'il avait raison. Ses bons sentiments avaient toutefois bien trop de poids. Il détestait abandonner Liam dans cette situation et il se sentit pris du besoin d'ajouter :
« En tout cas, si je peux t'aider, je n'hésiterai pas. Tu peux en être sûr. »

Un des grands soucis de Liam, c'était qu'il n'avait pas ou peu de limites... et là, il était clairement tenter d'envoyer chier les limites du raisonnable... Goûter, ce n'était pas assez pour le contenter... Mais en même temps, il ne pouvait vraiment pas se permettre de recommencer... Bien que le brun ne l'ait pas repoussé et ne soit pas entrain de lui hurler dessus... C'était pas logique, ce manque de réaction... Il avait même pas l'air choqué... et ça perturbait beaucoup le psy...

Dans son esprit, il venait de le forcer à recevoir un baiser contraire à sa nature d'attirance, ce qui n'était pas rien, et il s'était réellement déjà fait engueulé pour moins que ça... et là, tout ce que l'autre faisait, c'était lui dire que c'était pas grave? Juste pas normal...

La suite le laissa d'autant plus perplexe. Il se rendait compte qu'il était pas logique, mais qu'en plus, c'était limite la porte ouverte pour qu'il recommence? Et puis, pour l'honnêteté... Mouais... Il savait surtout pas quoi lui répondre là... Parce qu'en plus, sentiments, pas réellement, pulsions et envie oui... Enfin, bref... Pourquoi il lui disait tout ça lui? Liam captait juste pas... Il attendit que Jérémy termine avant de répondre.

-"C'est... pas réellement la question d'être honnête ou pas... Juste que c'est pas convenable d'embrasser un mec alors qu'on sait qu'il est marié quoi... et d'avoir envie de recommencer après... Non.. ça fait pas de moi quelqu'un de mauvais, mais de pas forcément tout bon non plus... Enfin, je sais pas si tu comprends..."

Il avait déjà du mal à se comprendre lui même, alors pour arriver à sortir un propos correct et cohérent, c'était pas gagné... Il reposa son regard sur le brun, qui reprenait la parole... Hein? Ah... Ouais, ça l'avait méchamment perturbé aussi le garçon, pour qu'il puisse faire un paradoxe pareil dans la même phrase. Il sourit en coin, il ne pouvait pas ne pas le souligner.

-"Tu sais que tu te contredis là? Mais pas de raison d'être désolé, j'attendais rien tu sais, c'est juste... trop bizarre"

Parce qu'il disait non, mais sa réaction disait oui... Etrange quoi... Il hocha la tête à la dernière phrase du jeune homme.

-"T'en fais pas, j'sais que je peux compter sur toi, t'es du genre fiable je pense"

Il n'en avait pas de preuves, mais il le pensait vraiment.

Ah bon, il se contredisait ? Jeremy ne s'en rendait pas compte. Peut-être justement parce que sa nature avait toujours été contradictoire, il ne voyait plus la contradiction : il était profondément attiré par le bien et, jusqu'alors, il n'avait pu se défaire de l'emprise du mal. Il ne se sentait pas capable de formuler une quelconque analyse morale, ni de critiquer quelqu'un parce qu'il n'était pas parfait avec lui. Et avec Liam, cela était encore plus difficile, car l'ancien psychiatre le méritait encore moins que d'autres. Jeremy haussa donc les épaules, comme si tout cela n'a pas d'importance.
« Convenable, convenable... tu parles de mal, mais bon sang, comment peux-tu encore croire que j'attache de l'importance à ses choses-là ? Oui, je veux être quelqu'un de bien, mais je sais bien que c'est impossible, qu'on a tous nos petits défauts. Après tout ce que je t'ai dit sur moi, tu sais bien que je ne peux pas t'en vouloir pour quelque chose qui serait uniquement pas... convenable. »
À quoi servaient les conventions, si ce n'est à faire respecter un ordre social  où chacun aurait sa petite vie bien tranquille, alors que des personnes honnêtes comme eux deux étaient condamnés à être rejetés de la société parce qu'ils ne se conformaient pas exactement au modèle ? C'était complètement injuste. Jeremy n'avait donc pas envie d'accabler Liam comme il savait que les autres l'avaient accablé, lui, parce qu'il était voleur, parce que c'était mal. Ce n'était pas la solution au problème. Sans l'interdit, le poids moral, Jeremy aurait peut-être pu s'en sortir plus tôt. Mais, parce que personne ne l'avait soutenu, il n'avait fait que s'enfoncer encore plus dans les profondeurs de son mal. Et cela ne changeait pas pour Liam, en fin de compte. Jeremy ignorait tout des critiques qui avaient pu lui être faites, mais il était persuadé d'une chose : même dans le cas où elles étaient fondées, elles étaient marquées par une profonde inutilité. Les gens comme eux devaient être écoutés avant d'être stigmatisés. Mais avant de les entendre parler, il convenait de mériter leur confiance, et Jeremy s'estimait en droit de mériter celle de Liam. Celui-ci affirmait qu'il savait qu'il pouvait compter sur le voleur. Jeremy, donc, désirer aplanir les choses le plus possible pour qu'ils ne se quittent pas sur de mauvaises bases.
« Je comprends que ça n'a rien à voir avec toi. Que ce ne sont pas tes sentiments qui te rendent mauvais. Mais ce ne sont pas tes actes qui te rendent mauvais. Ce que je veux te faire comprendre... »
Oh, et puis non. Il n'avait rien à faire comprendre, parce que la question, somme toute, n'était pas là. Au fond, Liam avait parfaitement raison : si on prenait la question d'un point de vue absolu, il n'avait pas à l'embrasser ainsi. Convaincre Liam de ce fait ne servait à rien, parce qu'il en avait pleinement conscience. Ce qui posait problème était plutôt l'étrange réaction de Jeremy, que ce dernier devait essayer d'expliquer de la façon la plus claire possible.
« Non, en fait, je n'ai rien à te dire, parce que je sais que tu as raison. Mais tout ce que tu dois savoir - c'est une nécessité -, c'est que je ne peux pas t'en vouloir pour ça. C'est tout. Je suis incapable de t'en vouloir parce que tu ne correspondrais pas à un quelconque schéma idéal de ce que devrait être l'homme parfait. Et tu sais quoi ? Ce n'est pas grave si tu es tenté. Si tu étais parfait, si tu n'avais aucun désir, ça voudrait dire que t'es mort et que ta vie ne vaut pas la peine d'être vécue. Alors, estime-toi heureux, parce que c'est le signe que tu as la vie devant toi, et que tu es là pour faire quelque chose. »
Mais, en dehors de cela, Jeremy ne pouvait pas dire grand chose, et il se désolait de la réponse creuse qu'il venait de produire. Creuse, mais sincère. Il pensait parfaitement ce qu'il disait. Si Liam avait été parfait, il aurait fait office de gourou pour Jeremy. Mais la souffrance de celui-ci, ainsi que ses sentiments, faisaient de lui un véritable ami. Ce paradoxe, seul Liam pouvait à présent l'élucider. Jeremy lui avait donné toutes les clés nécessaire, c'était donc à Liam de jouer. Jeremy comprit donc qu'il était temps pour lui de partir. Mais en aucun cas cela ne devait ressembler à une fuite. Il n'avait pas l'intention de fuir, car il comptait bien revoir Liam, continuer leur amitié, s'échanger des conseils et du soutien moral. C'est donc d'un air entendu qu'il serra avec vigueur la main de Liam pour prendre congé de lui.
« Ça m'a fait du bien de te parler, et je suis content d'avoir pu te rendre ton portefeuille. Mais il se fait tard, et je dois aller chercher mes enfants à l'école. Je sais où tu habites donc, si tu veux bien, je repasserai à l'improviste, mais cette fois-ci, sans portefeuille. Oh, et tant que j'y pense. »
Il saisit sur la table un stylo et un morceau de papier, persuadé que cela ne dérangerait pas Liam s'il se servait sans demander son autorisation. Cette partie de son caractère était très étrange, mais Jeremy parvenait assez facilement à s'en accommoder. Il inscrivit de sa belle écriture son nom entier, son adresse et son numéro personnel, qu'il laissa ensuite bien visible sur la table.
« Voilà, tu as toutes les informations en main. Bon, inutile de m'appeler si tu as encore une subite envie de m'embrasser, mais sinon, je suis parfaitement disponible. J'ai vraiment besoin d'un ami alors... n'hésite pas. »
Sur ce, Jeremy fit un signe de la main à Liam, lui adressa un grand sourire, puis se laissa raccompagner jusqu'à la porte.
« À bientôt. »
Puis il s'éloigna à pas lents de l'appartement de Liam. Il était finalement très content de cette rencontre. Il s'était attendu à faire une avancée dans son traitement personnel de la kleptomanie, mais il n'avait pas prévu qu'il ressortirait d'ici en tant qu'homme complètement différent. Il était vraiment heureux, et lorsqu'il raconterait cette rencontre à sa femme, il en ferait un récit considérablement allégé, mais qui laisserait voir de Liam l'image d'un homme charmant et responsable.

Le propos de Jeremy était intéressant. Bien sur que Liam y prêtait attention, mais il était dans le genre têtu comme mec et assez campé sur ses positions. Il était à même de comprendre ce que lui disait le brun, sans souci même, mais de là à l'admettre et à se l'appliquer, il y avait vraiment un monde...

Il n'avait vraiment pas l'habitude qu'on veuille absolument voir le bien en lui, et depuis le temps, il n'arrivait plus à le voir lui même... Mais ce n'était pas bien grave, vu qu'il s'en foutait... Il voulait juste ne plus se prendre la tête, sans trop se soucier des conséquences, et s'il en claquait, tant pis, ou même tant mieux, il n'aurait plus à souffrir de sa triste vie...

Il sourit doucement et le remercia, lui disant qu'il avait raison, mais tut le fait qu'avoir la vie devant soi, ça ne donnait pas toujours envie de la vivre... Il vivait au jour le jour et essayait de faire au mieux...

Le jeune homme prit congé et lui laissa ses coordonnées, lui précisant que si c'était pour l'embrasser, c'était pas la peine. Il secoua la tête en riant et lui nota également son numéro sur un papier qu'il lui donna avant de le raccompagner à la porte.

Cette rencontre avait été des plus intéressantes, il fallait bien l'avouer...

[Sujet fini]